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Sebastião Salgado, photographe franco-brésilien aux mille trajectoires

02 juin 2025 Communauté
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« Une œuvre immense, témoignage du réel dans ce qu’il a parfois de plus cruel ». Au moment de sa disparition, dans son vibrant hommage à Sebastião Salgado, la ministre de la culture française a salué ce grand photographe des « vies brisées », maître de l’expression en noir et blanc. Un homme qui, né au Brésil, a connu une vie aux mille trajectoires, des trajectoires qui l’ont fait passer par la France pour ses études, la France dont il était devenu un citoyen et où il est mort en mai 2025.

« Je suis un migrant ! ». Comme il le déclarait au quotidien Le Monde en 2016 dans une très belle interview où il retrace sa vie, Sebastião Salgado évoque toutes les raisons, les causes et les effets, qui l’ont amené à parcourir inlassablement la planète. Comme il le dit lui-même dans cet entretien : « Il y a eu tant de chance et de hasards dans ma vie, tant de bifurcations imprévisibles aussi, que c’en est vertigineux ».

Fuir la dictature et choisir la France

Tout a commencé dans la vallée du Rio Doce, au Brésil, où il naît en 1944 dans la ferme de son père, éleveur et propriétaire terrien qui avait refusé de vendre ses terres au moment de la Grande dépression des années 1930. Grâce à ce refus obstiné, son père n’est pas ruiné, comme tant d’autres paysans à cette époque, ce qui permet à Sebastião Salgado de poursuivre des études universitaires. Il obtient d’abord une maîtrise d'économie et d'économétrie à l'université de São Paulo.

« C’était le début de la grande industrialisation du Brésil et j’étais passionné par la macroéconomie et les finances publiques. J’ai été sélectionné (…) pour suivre un tout nouveau master à Sao Paulo destiné à former les futurs cadres du pays ». Comme il l’explique lui-même : « Je suis devenu grand commis de cet Etat fédéré, conseiller auprès du ministre des finances et responsable de la programmation agricole dans un secteur de la mégapole en plein boum ». Mais, ajoute-t-il, « j’étais proche de l’extrême gauche, très radical, je donnais la moitié de mon salaire à une organisation politique qui se battait contre la dictature, prête à la lutte armée ».

Comme le confirme également un communiqué d’hommage de la présidence de la République française, en 1969, alors étudiant en économie et militant des jeunesses communistes, Sebastião Salgado doit fuir la dictature brésilienne : « Il fallut choisir, l’exil ou bien la clandestinité et la guérilla urbaine ». Et c’est la France qu’il choisit, parce que « c’était la France le pays des droits de l’homme ! Tous les intellectuels brésiliens rêvaient de venir en France. Et le français était la première langue d’étude à l’école », dit-il encore au Monde. Comme il le raconte aussi dans la revue Variances, le magazine des alumni de l’ENSAE où il va bientôt suivre des études, de très nombreux intellectuels brésiliens choisissaient « la France pour terre d’exil, confiants dans la capacité de ce pays à les accueillir et, pour les plus jeunes dont je faisais partie, à les aider poursuivre leur formation ».

Devenir étudiant en France et bouleverser sa vie

Sebastião Salgado quitte ainsi le Brésil en 1969 pour Paris, où il s’installe avec sa jeune épouse à la Cité  internationale universitaire du boulevard Jourdan et s’inscrit à l’ENSAE (École nationale de la statistique et de l'administration économique) ainsi qu’à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) pour y préparer un doctorat de 3°cycle en économie agricole. C’est en en effet avec sa jeune épouse qu’il avait rejoint la France, Lélia Deluiz Wanick, rencontrée à l’Alliance française de Vitória et qui sera la partenaire d’une vie et de tous les projets artistiques.

« On a tout fait à deux. Et on a construit une vie sur les mêmes références éthiques, et idéologiques ». C’est en ces termes que Sebastião Salgado parle de Lélia et de son installation en France. Pourtant, deux ans après son arrivée dans l’Hexagone, il renonce à finir son doctorat pour accepter une proposition de l’Organisation internationale du café (ICO) « qui lui offre un poste d’économiste international dans sa banque d’investissement et la responsabilité directe de cinq pays africains (…), dans lesquels il va initier et développer des projets de diversification de la culture du café », comme le souligne la revue Variances.

Il y travaille jusqu’en 1973, jusqu’à ce qu’il décide de changer brutalement de voie et de carrière. Son travail à l’Organisation internationale du café lui avait néanmoins permis de sillonner la planète et de s’ouvrir à la photographie car, selon la présidence de la République, « les premières scènes qu’il immortalisa avec le Pentax de son épouse furent des paysages marqués par la sécheresse et la famine au Niger et en Éthiopie ».

Découvrir le noir et blanc et sillonner la planète

C’est en fait en autodidacte qu’il découvre alors la photographie et c’est dans la revue Variances qu’il définit le mieux ce changement radical : « Je trouvai dans ce regard si particulier qui est celui du photographe la concrétisation de ce qu’intellectuellement je comprenais de la vie qui m’entourait. J’ai alors décidé d’utiliser ce langage pour regarder et dire, ma formation d’économiste me permettant d’ajouter une troisième dimension essentielle : regarder, comprendre et dire ».

S’ensuit alors le tour du monde d’un photographe hors pair, spécialiste d’un vision exclusive en noir et blanc : le Sahel, le Portugal de la Révolution des Œillets, l’Angola, l’Amérique latine bien sûr. Il parcourut le monde pour les plus grandes agences : Sygma, Gamma, Magnum. Comme l’écrit la présidence dans son hommage, « un œil était né, une capacité à saisir les gestes, amplifier les noirs et blancs, déceler la beauté dans l’ombre, porter aussi toujours un regard humaniste retranché de tout jugement ». Plus précisément encore, selon le ministère de la culture, « en étendant son travail aux migrations, aux conflits armés, à la pauvreté et aux crises climatiques », Sebastião Salgado était devenu « le photographe des vies brisées, non sans détracteurs, il avait toutefois réussi, à travers la profondeur du noir et blanc, à y déceler la beauté et à leur redonner de la dignité ».

 

Replanter des arbres et siéger à l’Académie des Beaux-Arts

Mais dans ce tour du monde des conflits armés, l’horreur du génocide rwandais a été pour Sebastião Salgado « un point de bascule ». « J’y ai vu les choses les plus terribles qu’on puisse imaginer (…). L’accumulation de ces visions fut un choc effroyable. J’ai perdu foi en l’humanité », dit-il au Monde. Selon la présidence, à la fin des années 1990, « meurtri par son expérience dans l’enfer du génocide au Rwanda », le photographe retrouve la ferme familiale du Brésil, pour y fonder avec son épouse Lélia l’Institut Terra, une « œuvre colossale de reforestation dans la vallée du Rio Doce », un « fabuleux projet » avec pour objectif de replanter 2,5 millions d’arbres de 200 espèces différentes.

Parallèlement à ce projet, en France et dans le monde, il est « reconnu pleinement à la mesure de son art ». Il est aussi naturalisé français et, selon le ministère de la culture, « son lien avec notre pays a été définitivement scellé lorsqu’il a été élu en 2016 à l’Académie des Beaux-Arts ». Pourtant, dit-il encore au Monde, « je suis un photographe français, c’est vrai, mais mes fibres, mon âme, mes souvenirs de pluie torrentielle qu’aucun Français ne peut connaître me rappellent sans cesse que je suis un immigré ».

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